Le secret de Marie-Henriette Le Win née Pautard

Tombe, Cimetière du Père-Lachaise, portant inscription “Marie-Henriette Le Win née Pautard” (Division 89).

Je ne m’arrête pas tout de suite mais quelque chose me frappe alors que je passe devant cette tombe, à quelques pas de celle d’Oscar Wilde, perdue dans l’anonymat de celles que personne ne vient admirer, même un 1er novembre pourtant ensoleillé. 

Je fais marche arrière, et je la regarde. Comme elle est belle. Très blanche, presque vivante, sans la moindre trace de mousse, prenant pour elle tout le soleil alentour. Son dos inondé de lumière s’étire, allongeant ses courbes pleines et harmonieuses. La jeune femme a replié ses mains sous son visage et ses joues encore rondes, comme pour atténuer la raideur de la pierre sur laquelle elle est couchée. Elle a fermé les yeux, pour mieux écouter le silence, la chaleur qui gagne son dos, le repos de son corps.  

Le drap-linceul qui devrait la couvrir la découvre. Il découvre un corps plein, caressé par une lumière qui dessine les crues et les décrues du dos, la ligne de la nuque, la légère cambrure entre les omoplates, celle plus franche du bas du dos. Elle dévoile jusqu’aux plis de l’aine et au léger rebondi du ventre mollement abandonné. Les détails de l'ornementation mortuaire sont là bien sûr : le suaire, la pierre de la sépulture faussement ébréchée qui crée un passage entre le dessus et le dessous, le royaume des vivants et celui des morts, de même que la pseudo-mise en scène du corps éploré dans le registre de la plainte et de la lamentation. Mais le sculpteur nous fait voir autre chose. Ce que l’oeil retient, c’est un corps plein et abandonné. La jeune femme a écarté le linceul qui enveloppait son corps défunt, elle s’en est dégagée, elle et sa nudité. Il est devenu un drapé dont les plis servent à la protéger de la pierre anguleuse et du regard des curieux.

Tout à coup je comprends les quelques pas en arrière que je viens de faire. Ce dos sans fin, c’est la Danaïde, c’est Auguste Rodin. Le dos descendant légèrement en spirale, la façon de souligner la ligne qui va du bas du dos jusqu’à la nuque, c’est un « dos univers », un dos qui n’en finit plus de s’étendre, qui prend toute la place, qui s’offre à l’espace tout autour et l’occupe pleinement. 

Ce « dos univers », j’avais 17 ans quand je l’ai vu pour la première fois dans un salon très chic du Musée Rodin. 

La Danaïde, Auguste Rodin, 1889, marbre en 1890, H. 36 cm ; L. 71 cm ; P. 53 cm. Musée Rodin.

À cet âge les images s’impriment bien dans la mémoire encore tendre. Elles reviennent ensuite sans qu’on les convoque toujours. J’aime d’ailleurs beaucoup jouer avec les tiroirs pleins à ras bord de fragments du passé. Aujourd’hui sans le vouloir j’ai ouvert le tiroir « dos univers », ce dos qui vous accueille et qui s’étire à l'infini, que le regard ne peut quitter tant il a de détails à parcourir, tant il a à explorer, tant il désire s'y perdre. 

La correspondance est là, les deux dos glissent vers le bas, la tête plus basse que les hanches, les deux chevelures défaites s’écoulent vers le sol, les yeux sont fermés. Cependant quelque chose m’arrête encore. L’expression de paix qui flotte sur le visage, et le long du dos, de la jeune femme à la pierre blanche me trouble et tranche avec mon souvenir. Je convoque l’autre dos dans ma mémoire, pour comprendre, celui de sa consoeur en marbre. Il m’apparaît par contraste comme un dos souffrant. Qui coule comme un grand sanglot sur son bras. Malaise encore. Comment est-ce possible ? La défunte sourit alors que la naïade pleure ?

Je recherche l'histoire dans mes tiroirs. Pourquoi le dos de la Danaïde est-il souffrant ? Il y a une affaire de malédiction, de jarre percée à remplir éternellement. La Danaïde de Rodin est l’une des cinquante filles du roi Danaos. Comme ses soeurs elle a tué son jeune époux et, comme ses soeurs encore elle a été condamnée à remplir éternellement une jarre sans fond. Son dos est souffrant car il doit remplir et porter la jarre pour l’éternité, pleine d’une eau dont le poids l'écrase. 

Le dos est une partie du corps qui me fascine. Mise à part sa sensualité évidente, la foule des dessins et de reliefs qu’un dos offre au regard, et à la caresse, cette part de notre anatomie – et de notre être au monde – m’intrigue. C’est une part du corps et de soi que l’on ne voit pas, c’est un peu notre face cachée, obscure, et pourtant elle dit tellement - de notre posture, de notre ouverture. On y met nos émotions – dont on a plein le dos -, nos peurs. Nos dos peuvent dire beaucoup de nous. 

Ces deux femmes, et leurs deux dos – miroirs d’elles-mêmes font naître en moi deux émotions différentes et concomitantes. 

Ils viennent de codes de représentation différents et pourtant en moi leurs deux dos se parlent, se mettent en écho, et me mettent sur la piste de quelque chose. Le dos de la défunte, de la défunte-dormeuse, plus plein, a un léger creux entre les omoplates, il accentue la sensualité du creux de sa nuque, la longueur de cette nuque abandonnée, quand le dos de la sublime Danaïde est plus tortueux, comme agité par la plainte, les omoplates davantage saillantes. Il est in-tranquille pour l’éternité puisque privé du secours de la mort qui mettrait fin à ses peines.

Petit à petit je comprends, ce sont deux figures distinctes de l'abandon que j’ai vues. Et ce sont deux dos qui les manifestent, avec leur puissance, leur sensualité, leur langage. Voilà ce qui a suspendu mon regard, ce qui a ouvert mes tiroirs. L’abandon de soi mystique vs l’abandon à sa condition humaine.

La première se déploie sur la pierre tombale, abandonnée. Elle acquiesce de tout son corps à l’abandon le plus total. La seconde recroqueville sa tête, elle tord sa nuque, le menton rentré dans la poitrine, condamnée à porter éternellement son fardeau, sans espoir de repos. On voit les muscles contractés de son dos qui n’a eu de cesse de plier et déplier. Elle ne peut s’abandonner qu’à son désespoir.

 Je m’interroge encore : s’abandonne-t-elle ou résiste-t-elle ? Mais la genèse de l’œuvre penche pour l’abandon puisque, contrairement à la tradition, Auguste Rodin choisit précisément de ne pas sculpter la Danaïde en train de remplir la jarre mais plutôt allongée, sur son épaule, livrée au désespoir, le corps sous ce dos qui prend toute la place. 

Dans la défunte-dormeuse-au-soleil j’ai vu l’abandon de soi, l’abandon total de soi, de soi dans la mort, le vide, l'abandon mystique. Tandis que dans la Danaïde, je reconnais un abandon humain, aux douleurs de ce monde, l’abandon de celui qui sait que tout effort sera inutile pour alléger la souffrance.

Reste à comprendre le secret de Marie-Henriette Le Win née Pautard. Son abandon si plein, si consentant, si vivant me fascine. Comment parvient-elle à accueillir si facilement la cessation de tout, à plonger avec autant de grâce dans un silence qui n’émane plus de rien ?  Je la jalouse presque, moi qui m’exerce à cet abandon, et qui tente – avec régularité, détermination et douceur si possible – dans mon assise de méditante, d’effacer la séparation entre vide et plein, de diluer les frontières de l’être, sans attente, cueillir seulement le rayon de soleil qui caresse ce dos.   

Je la regarde encore pour comprendre le mystère. Elle n’attend rien. Il me semble que le plaisir de ce dos allongé me donne une clé. De ce corps émane non seulement un grand silence mais aussi un plaisir diffus. Son secret, c’est ce dos qui s’étale, qui prend toute sa place, qui savoure le plaisir qu’il a de s’allonger, de laisser le cou s’étirer, de laisser la tête s’abandonner. Comme si tout son corps savourait cet abandon.

Me revient alors subitement l’image que me donna mon premier instructeur en méditation – un italien – qui tentait de répondre à mes questions après deux heures de méditation silencieuse. Comment devais-je sentir l’air qui pénétrait dans mes narines ? Quel type d’attention devais-je lui porter ? Comment rester dans le champ de l’expérience pure et ne pas faire de cette attention une nouvelle spéculation ? Il prit le temps de réfléchir, comme à son habitude. Puis comme s’il portait un long verre à vin à sa bouche, il parla de la sensation que l’on éprouve quand on déguste un vin, de comment on se met à l’écoute, de comment on le savoure, sans rien projeter, et aussi de comment il nous transforme en retour. Ce jour-là, tout devint – un peu – plus facile.

 Le destin de la Danaïde eût-il été différent si ce qu’elle transportait dans sa jarre fût du vin et non de l’eau ? Il est possible d’en douter. La jeune femme sur la tombe endormie, ou défunte je ne sais plus, s’en soucie peu, elle a de toute façon échappé au désespoir de sa soeur mythologique. Son corps est plein, réchauffé par le soleil. Elle n’aura plus à aller chercher l’eau pour l’éternité à la fontaine. Elle a quitté le monde des joies et des peines, s’est affranchie de la jarre toujours pleine puis vide, pour le monde de la non dualité où tout est abandon de soi. Son secret est là, c’est le plaisir de son dos étendu dans le plus grand abandon. Quelque chose continue décidément de m’appeler en elle. Après avoir jeté un regard aux alentours, je m’approche et je pose discrètement une main sur son épaule, la gauche, du côté où son visage est tourné. Je retire aussitôt ma main. Elle est si froide. Si belle et si froide. La non dualité attendra encore un peu. Je peux enfin détacher mon regard. Je crois que j’ai encore quelques jarres percées à aller remplir. 

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