La moleskine de la chaise transpirait avec elle

20.

La moleskine de la chaise transpirait avec elle. Sa peau humide collait au débardeur et au short qu’elle avait enfilés. Ses doigts laissaient leur empreinte sur les feuilles de cours posées devant elle. Elle peinait à mémoriser la nomenclature du système Feuillet alors que son épreuve du lendemain approchait et qu’il lui faudrait retranscrire dans un petit livret une courte danse qui leur serait montrée en utilisant les codes élaborés par Feuillet pour noter les ballets de Louis XIV. Sur les papiers épars, les minuscules figures griffonnées pour représenter les placements des pieds et les indications qui les entouraient formaient d’étranges compositions, les petites barres noires qui signifiaient les temps s’entassaient dans les marges et sur tous les bords. Eva lâcha son crayon, la douleur qui dormait dans son poignet commençait à irradier et remontait dans le haut du bras. À la radio dont le son lui parvenait depuis la cuisine, le bulletin météo tournait en boucle. Les maximales ont à nouveau dépassé la barre des 35°C à Colmar, Lyon, Grenoble, Toulouse... un nouvel épisode de forte chaleur s'est abattu sur l'Héxagone, similaire à celui que le pays a connu au début du mois... On annonçait le flash info de 18h, c'était l'heure de sa dose. Les températures ont aujourd’hui atteint un niveau record dans une ambiance torride… Eva secoua la fiole énergiquement. Les seuils de canicule ont été atteints dans les grandes agglomérations... Elle vaporisa sous la langue. Nous enregistrons des températures supérieures de 6,7°C par rapport aux normales saisonnières... Elle vaporisa à nouveau à l'intérieur de la joue. Au nord de la Loire la barre des 30°C a également été franchie avec 35°C enregistrés aujourd'hui à Paris et à Nantes. Elle remit le capuchon et ferma les yeux. La capitale n'échappera pas cette fois-ci au sort des autres agglomérations. Elle savait qu'une demi-heure plus tard toute trace de douleur aurait disparu.  

Eva remit le flacon dans la glacière, alla replacer la glacière dans le frigidaire et en profita pour éteindre la radio. Elle ouvrit dans sa chambre la grande porte fenêtre qui donnait sur l'étroit balcon filant d’où l’on pouvait accéder aux appartements de tous les locataires. Depuis l’arrivée de la chaleur, dans leur résidence, plus personne ne sortait avant le soir. Elle espérait faire pénétrer un peu d'air dans sa chambre. Mais dehors il n’y avait que cet air chaud qui se mouvait au ralenti et s’infiltrait partout. Dans le quartier on disait que c'était le vent du pays qui soufflait cette chaleur, celui du désert, le vent qui rend fou. Elle enleva son short, son débardeur, et prit un livre, Médée-Matériau, qu'Iban lui avait prêté. L’air pesait encore. Elle gagna le salon en culotte et s'allongea sur les lattes du parquet, la seule surface qui fût lisse et dégagée dans l'appartement de sa mère. Elle parcourut les premières pages en déplaçant le moins d'air possible. À la seule pensée des petites victimes de Médée, elle sentit la nausée la gagner. Eva ne savait pas lire sans faire entrer tout son corps dans les livres. À moins qu’elle ne ressentît les effets de la vaporisation du produit dans sa bouche tout à l'heure. Sacha lui avait dit que c'était normal au début, la nausée et les vomissements, mais que cela s'atténuerait, que son organisme s’habituerait. Il fallait qu'elle suive le protocole qu'il lui avait indiqué. Cela faisait trois jours, et elle était lasse de vomir. Dans le doute, elle envoya valser le livre loin sur le canapé. Il fallait penser à quelque chose d'agréable et la nausée diminuerait. Elle se concentra... Le téléphone familial retentit. C’était Pef à coup sûr, pour elle ou pour Léo. Mais son frère était sorti. Le combiné du téléphone était trop loin, elle laissa sonner.

Elle se concentra à nouveau. Rien ne venait. Elle se résigna à attendre que la douleur se dissipe. La peau de son dos s'étalait lentement sur les lattes de bois derrière elle. Eva laissait tout le poids de son corps s’écouler dans le sol, ses épaules, ses cuisses, tout pouvait se déposer sur le parquet vitrifié qui ne collait pas à son contact, ne chauffait pas sous sa peau nue, mais restait lisse et ferme.

Le silence se fit. Eva ferma les yeux. C’était comme un silence sous-marin. Un léger filet d'air effleura sa peau, puis un autre. Elle sentit comme mille petits cils qui papillonnaient imperceptiblement le long de ses jambes. Eva voulait se perdre dans leur forêt microcosmique, sentir leur fraîcheur à nouveau. Plus aucun bruit ne lui parvenait, tout était parfaitement silencieux. Les petits cils avaient grandi, des nageoires s’ébranlaient lentement comme des éventails, elles se balançaient toutes ensemble et lui procuraient mille petites caresses. Eva était allongée sur un fond marin, sur un lit d'anémones de mer grandes ouvertes sous elle. Leurs minuscules tentacules très agiles lui communiquaient leurs contractions habiles. Elles faisaient danser sur elle leurs coroles mouvantes, leurs petits et grands sépales qui se contractaient et créaient comme des ondes qui couraient le long de sa peau. Les caresses de leurs petits filaments de velours remontaient lentement, jusqu'à son ventre souple et à ses hanches qui s'ouvraient lentement. Ces organismes pluricellulaires tissaient des liens symbiotiques avec ses propres cellules, ils venaient jouer avec les fanes subtiles qui la tapissaient et les ouvraient les uns après les autres. La chaleur s'était dissoute. Elle devenait à son tour une anémone géante déposée sur les fonds marins, anémone délicate, anémone collier de perles, anémone à bouts renflés, une anémone sans squelette, sans douleur, qui s'étalait dans le sable.

Un filet d'air plus précis que les précédents la caressa. Un frisson irrépressible la traversa des pieds à la tête, un long frisson étrange qui s’arrêta très nettement en un point au tréfonds de son bassin. Maintenant quelque chose appelait, avait faim, troublait le contentement de tous ses sens. Le frisson avait perturbé la nappe lourde de plaisir dans laquelle elle était entrée. La poussée était précise, localisée, elle irradiait au rythme de son pouls. Un petit tentacule avait perdu la tête, il poussait plus que de raison, plus que les autres, il faisait presque mal. Il fallait le contenir très vite, le retenir, l'empêcher. Eva appuya lentement une main sur la culotte blanche qui l’habillait, dans le sens opposé, pour empêcher ce qui appelait en elle de crier trop fort.

La chaleur devrait ce soir s'accompagner d'un temps orageux au nord. Le son d'une radio lui parvint par le balcon grand ouvert. Eva laissa glisser sa main sur le parquet. Nous avons atteint ce 23 juin un pic avec 38° pour les maximales. Ses cuisses étaient lourdes, son corps encore en apesanteur. Elle avait une très légère sensation de brûlure dans la bouche, à l'intérieur de la joue. Du côté du ciel, il est tombé seulement 5,5 mm d'eau, de quoi creuser inexorablement un déficit de pluviosité. La voix nasillarde du speaker à la radio avait fini par la sortir de son demi-sommeil. Elle se roula en boule. Était-ce le produit qu'elle avait vaporisé dans sa bouche qui l’avait mise dans cet état ? Il était descendu jusque dans son bassin et partout en elle, et tout s'était ouvert. Cette année, juin annonce la tendance avec un soleil brûlant et des températures de 30° à l'ombre. Eva se leva et alla fermer la porte-fenêtre.

Elle regarda l'heure et décida de partir illico pour Montsouris. Elle renfila son short et son débardeur. Elle irait en vélo, elle serait face au vent, ça descendait. Sacha lui avait dit qu’ils y seraient jusqu’au soir.

(extrait d’un roman en travail)

Suivant
Suivant

comment (ne pas) devenir soi-même