comment (ne pas) devenir soi-même

L’autre jour, ma prof de tango me lance : « Hey, on ne fait pas du yoga ici mais du tango, relie-toi à l’espace autour de toi, à l’autre qui danse avec toi ! ». Elle arrête la danse et nous montre « la bonne attitude » : le plexus ouvert, les épaules roulées en arrière, le regard conquérant. Elle poursuit, « on n’est pas ici pour cultiver son petit espace intérieur, pour trouver son centre, l’installer bien en sécurité. Il faut sortir de sa bulle, allez ouvrez-vous au dehors ! ».

Elle ne peut pas savoir, à ce moment-là, à quel point je suis d’accord avec elle.

Le yoga pâtit trop de cette idée qu’on entre en soi, qu’on cherche son centre. Alors qu’en réalité, il suffit d’ouvrir les textes de la tradition, il n’y a ni soi, ni centre, encore moins de recherche de soi ou d’espace intérieur. Tout au plus y-a-t-il un Soi. Une assise, mais pas de centre définissable. Et inlassablement, un travail de dilution des frontières de soi entre le dehors et le dedans, pas de distinction entre « espace » intérieur et extérieur.

Voilà ce que le développement personnel a fait au yoga, l’affubler d’un lexique qui n’a pas grand-chose à voir avec lui.

Alors je remercie les auteurs qui me rappellent qu’en yoga, il ne s’agit pas de se trouver, mais au contraire de se perdre – puisque précisément il n’y a pas de « se » - (1).

Il y a tant de méthodes pour « devenir soi-même », le yoga n’en est pas une. Selon moi, il est même l’inverse. Il est une voie pour « se délester de soi » – et comme c’est difficile ! –. Cela en vaut la peine, car comme l’écrit Anne Dufourmantelle, philosophe et psychanalyste que je lis toujours avec beaucoup de plaisir, « se perdre est la meilleure défense contre le sentiment d’être perdu ».

Dans le yoga que je pratique et que j’enseigne – et où souvent on commence par s’allonger au sol pour s’ouvrir à la perception –, on se met à l’affût – dans un état de pure expérience – du souffle, des sensations, de la force de gravité qui nous traverse, de la présence de l’espace autour de soi. Ainsi on s’ouvre radicalement à l’expérience même, on se dilue – et on s’allège ! – on est devenu le souffle même, l’espace autour de soi. 

Alors quand Sol, ma prof de tango, nous fait signe de reprendre la danse, je rejoins avec plaisir l’abrazo qui m’est proposé, où les deux danseurs vont pouvoir devenir autre chose que 1+1 font 2, la somme de leurs égos. Car, dans l’abrazo, il se crée un nouveau centre, ouvert aux transformations incessantes, toujours en mouvement, et projeté vers l’espace autour de lui.

Quel rapport ? me demanderez-vous. La nature de ce centre justement ! Car qu’y-a-t-il au centre de l’abrazo, sous ces deux plexus qui font corps ? Et bien, il y a du vide. De l’espace. Sinon, les jambes des deux danseurs ne pourraient pas évoluer. Ainsi donc, pour que le mouvement (ou la vie, ou la danse, c’est la même chose!) se fasse, ce centre doit être vide. S’il était plein, sécure, chargé de soi, rien ne se ferait. Et c’est comme en yoga !

C’est en pensant à Sol que j’ai pris ce Guerrier inversé – Viparita Virabhadrasana – , ouvert sur le dehors, se projetant toujours plus loin au-delà de soi. Pour la faire un peu mentir quand elle nous parle de yoga.

Et c’est aussi en laissant résonner cette petite musique que je rends visite en ces matins d’automne au bel arbre du Pavillon de l’Ermitage (photo 1), qui me dissuade de chercher en vain à l’intérieur quand il est possible tout simplement de laisser ouvrir son ramage.

(1) Dans mes lectures du moment il y a Anne Dufourmantelle (Éloge du risque), Jean Klein (La joie sans objet), Alan Watts (Éloge de l’insécurité) et François Roustang (Jamais contre, d’abord).

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